mercredi 7 décembre 2011

Gérard de Nerval


Antéros

Tu demandes pourquoi j'ai tant de rage au coeur
Et sur un col flexible une tête indomptée ;
C'est que je suis issu de la race d'Antée,
Je retourne les dards contre le dieu vainqueur.

Oui, je suis de ceux-là qu'inspire le Vengeur,
Il m'a marqué le front de sa lèvre irritée,
Sous la pâleur d'Abel, hélas ! ensanglantée,
J'ai parfois de Caïn l'implacable rougeur !

Jéhovah ! le dernier, vaincu par ton génie,
Qui, du fond des enfers, criait : " Ô tyrannie ! "
C'est mon aïeul Bélus ou mon père Dagon...
Ils m'ont plongé trois fois dans les eaux du Cocyte,
Et, protégeant tout seul ma mère Amalécyte,
Je ressème à ses pieds les dents du vieux dragon.


(Gérard de Nerval, Les Chimères)

vendredi 2 décembre 2011

Fernando Pessoa et Azulejos



Rue Diario de Noticias, Lisbonne (Portugal).

Fernando Pessoa


Horizon

Ô mer antérieure à nous, tes frayeurs
Recelaient des coraux, des plages, des clairières.
Forcés les secrets de la nuit, de la brume
Serrée, des tourmentes endurées, du mystère,
Le Lointain ouvrait ses corolles, et le Sud sidéral
Resplendissait sur les nefs de l’initiation.

Ligne sévère de la lointaine côte –
Quand la nef se rapproche la falaise se dresse
De tous ses arbres là même où le Lointain n’avait que du néant;
La terre, de plus près, en sons et couleurs se déploie :
Enfin, quand on débarque, il y a des oiseaux, des fleurs,
Là où de loin n’était rien que l’abstraite ligne.

Voici le songe: voir les formes invisibles
De la distance vague, et, par de fort sensibles
Elans de l’espérance et de la volonté,
Aller quérir sur la froide ligne de l’horizon
L’arbre, la plage, la fleur, l’oiseau, la source –
Les baisers mérités de la Vérité.

(Fernando Pessoa, Message. Traduit du portugais par Michel Chandeigne et Patrick Quillier)

samedi 16 avril 2011

Émile Nelligan


PREMIER

Antadonust ne tin ades
arbitrate
gnaurs no ice stew tarol
Roe en aires idol med
me notes trespasser
reign vetagon
gin idle or near rite eerie
prod ate if swim molest
won peel ides tip

pill stow war lend grasp raid dauk elannil reta slim atlas
steeps erie eat palaces as lutes
eels label wan
ens ed dahlias beets
tar men cage day
yearn Elsie nod lager
heaps ape engaged cider
shaps ave tears ret
tire pre set ted state torrential

ears do ran ham
hard vases sob
smeak heep is lawsuit
lane usage dose say
drears cars came seek
bams slit sere grand
rivet sand cheap yelp
puisa pen lime
sag silo the ten Etce

Dina ante at eve site
sit
meets man
see tint ton te oily
on canaree car er
stoia la stentorian
prereaenal


(Poèmes et textes d'asile)

jeudi 14 avril 2011

Guy Delahaye (1888-1969)


Âme d'alto (à Nelligan incompris)

Le délire enserre chaque fibre
Que la fièvre est venue amincir,
Et l'être immensément rêve ou vibre.

Des accords trop subtils et trop libres
Résonnent en lui pour l'adoucir,
Mais ils s'épuisent avant d'éclore.

Il se tait, c'est qu'alors il adore;
Il pleure, il rit, c'est que pour jaillir
Ce qu'il entrevoit refuse encore.

(Les Phases, 1910)

dimanche 20 mars 2011

Charles Cros (1842-1888)



Sonnet métaphysique


Dans ces cycles, si grands que l’âme s’en effraie,
L’impulsion première en mouvements voulus
S’exerce. Mais plus loin la Loi ne règne plus:
La nébuleuse est, comme au hasard, déchirée.

Le monde contingent où notre âme se fraie
Péniblement la route au pays des élus,
Comme au-delà du ciel ces tourbillons velus
S’agite discordant dans la valse sacrée.

Et puis en pénétrant dans le cycle suivant,
Monde que n’atteint pas la loupe du savant,
Toute-puissante on voit régner la Loi première.

Et sous le front qu’en vain bat la grêle et le vent,
Les mondes de l’idée échangeant leur lumière
Tournent équilibrés dans un rythme vivant.



(Le Coffret de Santal, 1873)

samedi 19 mars 2011

Pierre Reverdy (1889-1960)




O


Il y a des mains qui passent
Quelque chose passe dans le vent
Trois têtes au moins se balancent
Mes yeux partent à fond de train
J'arriverais à temps
Mais un poing me retient

Un homme est tombé
Quelqu'un est sorti et n'est pas rentré
Au cinquième la lampe est toujours allumée

Dans la nuit
Sous la pluie
18 francs cinquante de taxi

Le numéro tombe à l'eau

Elle passe devant la bouche d'égout
Le trou
Quel dégoût
La pendule qui bat dans la maison est comme un cœur
Il y a des moments où l'on voudrait être meilleur
Ou tuer quelqu'un

Là il y a un piège

Un chat noir file sur la neige

Et des gens!
Des gens que je crains moins que les agents

La lune est fatiguée de regarder la nuit
Elle est partie
Et je vais m'y mettre
La porte ne me sert de rien ni la fenêtre

Je prie pour émouvoir le concierge du paradis
Celui où tu vis

3 heures 1/4
Dans la vie je me serai toujours levé trop tard

Le temps est passé
Je n'ai rien fait

Une ombre glisse entre cour et jardin
Je serai là encore demain matin
Sur le trottoir

Des visages flottent là-bas dans le brouillard


(Quelques poèmes, 1916)

dimanche 13 mars 2011

Émile Nelligan (1879-1941)



Lied fantastique


Casqués de leurs shakos de riz,
Vieux de la vieille au mousquet noir,
Les hauts toits, dans l'hivernal soir,
Montent la consigne à Paris.

Les spectres sur le promenoir
S'ébattent en défilés gris.
Restons en intime pourpris,
Comme cela, sans dire ou voir...

Pose immobile la guitare,
Gretchen, ne distrais le bizarre
Rêveur sous l'ivresse qui plie.

Je voudrais cueillir une à une
Dans tes prunelles clair-de-lune
Les roses de ta Westphalie.


(Dans Le Récital des anges, son unique recueil, inachevé. L'oeuvre de Jean-Paul Riopelle provient d'une série de lithographies réunies en 1979 dans son livre Lied à Émile Nelligan.)

mercredi 16 février 2011

René Daumal (1908-1944)


FEUX À VOLONTÉ

L'être humain est une superposition de cercles vicieux. Le grand secret, c'est qu'ils tournent bien d'eux-mêmes. Mais les centres de ces cercles sont eux-mêmes sur un cercle; l'homme sort du dernier pour rentrer dans le premier. Cette révolution n'échappa pas aux yeux des sages; eux seuls échappent au tourbillon et en le quittant le contemplent. - Harmonie des sphères, cosmique des cœurs, astres-dieux de la pensée, brûlants systèmes forgés de chair en chair, car toute souffrance est l'abandon d'une chair, qu'elle soit rouge de sang, orangée de rêve ou jaune de méditation; les astrolabes perce-cœur chauffés à blanc, loin des pièges à bascule, sous les escaliers du démon, et l'air vif du large qui déjà s'épaissit en boue. La trajectoire réelle de l'acier céleste à travers la gorge pendant que les hommes d'en bas s'exercent à éternuer - car on voit tout de là-haut, et tout est vrai de plus de mille façons, mais toutes ces façons de comprendre ne valent que réunies, bloc-un-tout, dieu blanc-noir, zèbre céleste et plus rapide... oh! dites-moi, les sauvages n'ont-ils jamais élevé dans la forêt vierge la monstrueuse statue du Zèbre-dieu? Dieu de toutes les contradictions résolues entre quatre lèvres : et ce n'est même plus la peine, l'élan est donné et le monde croule, et la lumière n'a pas besoin de prismes pour se disperser, et tout le réel changeant immuable - chocs des mots, folie inévitable des discours humains, choc-colère cahotant ses cris, ses faux espoirs - escroquerie de Prométhée, victoire pantelante soumise aux langues de feu, avec la couronne tourbillonnante des soleils, les petits alliés des Hommes... MAIS LES GRANDS ANTI-SOLEILS NOIRS, PUITS DE VÉRITÉ DANS LA TRAME ESSENTIELLE, DANS LE VOILE GRIS DU CIEL COURBE VONT ET VIENNENT ET S'ASPIRENT L'UN L'AUTRE, ET LES HOMMES LES NOMMENT « ABSENCES ». Qui leur apprendra ce qu'est l'être, et qu'ils ne font que penser le non-être à leur mesure? Soumis aux langues de feu, tournez votre visage vers les flammes, vers le baiser divin qui vous arrachera les dents d'un seul coup.

1928

(Le Contre-ciel, 1936)

mardi 15 février 2011

Roland Giguère


HABITUDE DE L'ESSENTIEL

Tout s'illumine à partir du noyau central du foyer où rage le désir de consumer. L'objet aimé perd ses angles inutiles, le poids diminue, des ailes de verre prennent naissance au point ultime de l'être réalisant déjà une trajectoire hors planète. Le vol plané amène l'air libre à l'égaré, et sous la table rase s'anime le corps essentiel.

(Lieux exemplaires, 1955)

dimanche 13 février 2011

Roger Gilbert-Lecomte (1907-1943)


MONSIEUR CRABE, CET HOMME CADENAS


Merci j'éternue du sol le plus creux d'où les os les pleurs les oiseaux de la peur montent et sautent à la corde des puits de feu de la nuit de la fin des mondes et des dieux il semble que parfois et toujours si l'on vient préviens-moi je serai sur mes gardes et la peur qui s'enfuit par les fentes des nuits les failles de la mémoire les courbures du ciel et les hanches des marbres aplatira tout court il demeure évident pour quelques-uns dont l'âne que l'heure est grave et la moisson sempiternelle des comètes et des coccinelles ne laisse rien prévoir du prochain déluge qui attend debout derrière la porte de l'occident des grandes eaux l'espace diminue à vue d'œil et prend la forme d'une oreille à laquelle on ne peut plus s'habituer malgré la sincérité désespérée des efforts dérisoires tant il est dur de se faire à l'oreille lorsqu'on a vécu d'espérance depuis la plus tendre enfance à fond de cale et faction dont les phénomènes particulièrement pointus furent rendus roulants par l'éminent Bœuf s'il peut s'agir de lui dans ce cas éclairant occupez-vous plutôt des scies du ciel et des offrandes je dis j'offre et je prends de ma main rapace et pourrissante ce que je donne en retenant entre les dents des éboulis de cris à m'en boucher la bouche flambons ensemble enfant trop belle flambons en flamme à l'unisson brisante amante dans la sécheresse éperdue des cendres chaudes et des manchots rôtis dont les jambes sont déjà loin disparaissent derrière la courtine de l'horizon qui court en rond l'anneau du ciel qui tourne parce que c'est là son rôle le plus vain mais le plus vénéneux il ne reste plus rien dans cette coupe creuse que l'écho mort et renaissant tous les mille ans de l'antique appel dont le son déchirant a pénétré la première nuit de l'intérieur de l'homme de cette grande horreur que l'on a dit panique alors qu'elle est sans nom tais-toi au premier tournoiement des frondes la voie lactée se décroche et se noue en écharpe autour de la statue en forme de poire élevée à la mémoire des morts de rire étouffant fin tragique

(La Vie, l'Amour, la Mort, Le Vide et le Vent, 1933)

vendredi 11 février 2011

GILLES IVAIN (1933-1998)


Formulaire pour un urbanisme nouveau

Sire, je suis de l’autre pays.


Nous nous ennuyons dans la ville, il n’y a plus de temple du soleil. Entre les jambes des passantes les dadaïstes auraient voulu trouver une clef à molette, et les surréalistes une coupe de cristal, c’est perdu. Nous savons lire sur les visages toutes les promesses, dernier état de la morphologie. La poésie des affiches a duré vingt ans. Nous nous ennuyons dans la ville, il faut se fatiguer salement pour découvrir encore des mystères sur les pancartes de la voie publique, dernier état de l’humour et de la poésie :

Bain-Douches des Patriarches
Machines à trancher les viandes
Zoo Notre-Dame
Pharmacie des Sports
Alimentation des Martyrs
Béton translucide
Scierie Main-d’or
Centre de récupération fonctionnelle
Ambulance Sainte-Anne
Cinquième avenue café
Rue des Volontaires Prolongée
Pension de famille dans le jardin
Hôtel des Étrangers
Rue Sauvage

Et la piscine de la rue des Fillettes. Et le commissariat de police de la rue du Rendez-vous. La clinique médico-chirurgicale et le bureau de placement gratuit du quai des Orfèvres. Les fleurs artificielles de la rue du Soleil. L’hôtel des Caves du Château, le bar de l’Océan et le café du Va et Vient. L’hôtel de l’Époque.

Et l’étrange statue du Docteur Philippe Pinel, bienfaiteur des aliénés, dans les derniers soirs de l’été. Explorer Paris.

Et toi oubliée, tes souvenirs ravagés par toutes les consternations de la mappemonde, échouée au Caves Rouges de Pali-Kao, sans musique et sans géographie, ne partant plus pour l’hacienda où les racines pensent à l’enfant et où le vin s’achève en fables de calendrier. Maintenant c’est joué. L’hacienda, tu ne la verras pas. Elle n’existe pas.

Il faut construire l’hacienda.

*

Toutes les villes sont géologiques et l’on ne peut faire trois pas sans rencontrer des fantômes, armés de tout le prestige de leurs légendes. Nous évoluons dans un paysage fermé dont les points de repère nous tirent sans cesse vers le passé. Certains angles mouvants, certaines perspectives fuyantes nous permettent d’entrevoir d’originales conceptions de l’espace, mais cette vision demeure fragmentaire. Il faut la chercher sur les lieux magiques des contes du folklore et des écrits surréalistes : châteaux, murs interminables, petits bars oubliés, caverne du mammouth, glace des casinos.

Ces images périmées conservent un petit pouvoir de catalyse, mais il est presque impossible de les employer dans un urbanisme symbolique sans les rajeunir, en les chargeant d’un sens nouveau. Notre mental hanté par de vieilles images-clefs est resté très en arrière des machines perfectionnées. Les diverses tentatives pour intégrer la science moderne dans de nouveaux mythes demeurent insuffisantes. Depuis, l’abstrait a envahi tous les arts, en particulier l’architecture d’aujourd’hui. Le fait plastique à l’état pur, sans anecdote mais inanimé, repose l’œil et le refroidit. Ailleurs se retrouvent d’autres beautés fragmentaires, et de plus en plus lointaine la terre des synthèses promises. Chacun hésite entre le passé vivant dans l’affectif et l’avenir mort dès à présent.

Nous ne prolongerons pas les civilisations mécaniques et l’architecture froide qui mènent à fin de course aux loisirs ennuyés.

Nous nous proposons d’inventer de nouveaux décors mouvants. (…)

L’obscurité recule devant l’éclairage et les saisons devant les salles climatisées : la nuit et l’été perdent leurs charmes, et l’aube disparaît. L’homme des villes pense s’éloigner de la réalité cosmique et ne rêve pas plus pour cela. La raison en est évidente : le rêve a son point de départ dans la réalité et se réalise en elle.

Le dernier état de la technique permet le contact permanent entre l’individu et la réalité cosmique, tout en supprimant ses désagréments. Le plafond de verre laisse voir les étoiles et la pluie. La maison mobile tourne avec le soleil. Ses murs à coulisses permettent à la végétation d’envahir la vie. Montée sur glissières, elle peut s’avancer le matin jusqu’à la mer, pour rentrer le soir dans la forêt.

L’architecture est le plus simple moyen d’articuler le temps et l’espace, de moduler la réalité, de faire rêver. Il ne s’agit pas seulement d’articulation et de modulation plastiques, expression d’une beauté passagère. Mais d’une modulation influentielle, qui s’inscrit dans la courbe éternelle des désirs humains et des progrès dans la réalisation de ces désirs.

L’architecture de demain sera donc un moyen de modifier les conceptions actuelles du temps et de l’espace. Elle sera un moyen de connaissance et un moyen d’agir.

Le complexe architectural sera modifiable. Son aspect changera en partie ou totalement suivant la volonté de ses habitants. (…)

Les collectivités passées offraient aux masses une vérité absolue et des exemples mythiques indiscutables. L’entrée de la notion de relativité dans l’esprit moderne permet de soupçonner le côté EXPÉRIMENTAL de la prochaine civilisation, encore que le mot ne me satisfasse pas. Disons plus souple, plus « amusé ». Sur les bases de cette civilisation mobile, l’architecture sera — au moins à ses débuts — un moyen d’expérimenter les mille façons de modifier la vie, en vue d’une synthèse qui ne peut être que légendaire.

Une maladie mentale a envahi la planète : la banalisation. Chacun est hypnotisé par la production et le confort — tout-à-l'égout, ascenseur, salle de bains, machine à laver.

Cet état de fait qui a pris naissance dans une protestation contre la misère dépasse son but lointain — libération de l’homme des soucis matériels — pour devenir une image obsédante dans l’immédiat. Entre l’amour et le vide-ordure automatique la jeunesse de tous les pays a fait son choix et préfère le vide-ordure. Un revirement complet de l’esprit est devenu indispensable, par la mise en lumière de désirs oubliés et la création de désirs entièrement nouveaux. Et par une propagande intensive en faveur de ces désirs.

Nous avons déjà signalé le besoin de construire des situations comme un des désirs de base sur lesquels serait fondée la prochaine civilisation. Ce besoin de création absolue a toujours été étroitement mêlé au besoin de jouer avec l’architecture, le temps et l’espace. (…)

Un des plus remarquables précurseurs de l’architecture restera Chirico. Il s’est attaqué aux problèmes des absences et des présences à travers le temps et l’espace.

On sait qu’un objet, non remarqué consciemment lors d’une première visite, provoque par son absence au cours des visites suivantes, une impression indéfinissable : par un redressement dans le temps, l’absence de l’objet se fait présence sensible. Mieux : bien que restant généralement indéfinie, la qualité de l’impression varie pourtant suivant la nature de l’objet enlevé et l’importance que le visiteur lui accorde, pouvant aller de la joie sereine à l’épouvante (peu nous importe que dans ce cas précis le véhicule de l’état d’âme soit la mémoire. Je n’ai choisi cet exemple que pour sa commodité).

Dans la peinture de Chirico (période des Arcades) un espace vide crée un temps bien rempli. Il est aisé de se représenter l’avenir que nous réserverons à de pareils architectes, et quelles seront leurs influences sur les foules. Nous ne pouvons aujourd’hui que mépriser un siècle qui relègue de pareilles maquettes dans de prétendus musées.

Cette vision nouvelle du temps et de l’espace qui sera la base théorique des constructions à venir, n’est pas au point et ne le sera jamais entièrement avant d’expérimenter les comportements dans des villes réservées à cet effet, où seraient réunis systématiquement, outre les établissements indispensables à un minimum de confort et de sécurité, des bâtiments chargés d’un grand pouvoir évocateur et influentiel, des édifices symboliques figurant les désirs, les forces, les événements passés, présents et à venir. Un élargissement rationnel des anciens systèmes religieux, des vieux contes et surtout de la psychanalyse au bénéfice de l’architecture se fait plus urgent chaque jour, à mesure que disparaissent les raisons de se passionner.

En quelque sorte chacun habitera sa « cathédrale » personnelle. Il y aura des pièces qui feront rêver mieux que des drogues, et des maisons où l’on ne pourra qu’aimer. D’autres attireront invinciblement les voyageurs…

On peut comparer ce projet aux jardins chinois et japonais en trompe-l’œil — à la différence que ces jardins ne sont pas faits pour y vivre entièrement — ou au labyrinthe ridicule du Jardin des Plantes à l’entrée duquel on peut lire, comble de la bêtise, Ariane en chômage : Les jeux sont interdits dans le labyrinthe.

Cette ville pourrait être envisagée sous la forme d’une réunion arbitraire de châteaux, grottes, lacs, etc… Ce serait le stade baroque de l’urbanisme considéré comme un moyen de connaissance. Mais déjà cette phase théorique est dépassée. Nous savons que l’on peut construire un immeuble moderne dans lequel on ne reconnaîtrait en rien un château médiéval, mais qui garderait et multiplierait le pouvoir poétique du Château (par la conservation d’un strict minimum de lignes, la transposition de certaines autres, l’emplacement des ouvertures, la situation topographique, etc.).

Les quartiers de cette ville pourraient correspondre aux divers sentiments catalogués que l’on rencontre par hasard dans la vie courante.

Quartier Bizarre — Quartier Heureux, plus particulièrement réservé à l’habitation — Quartier Noble et Tragique (pour les enfants sages) — Quartier Historique (musées, écoles) — Quartier Utile (hôpital, magasins d’outillage) — Quartier Sinistre, etc… Et un Astrolaire qui grouperait les espèces végétales selon les relations qu’elles attestent avec le rythme stellaire, jardin planétaire comparable à celui que l’astronome Thomas se propose de faire établir à Vienne au lieu dit Laaer Berg. Indispensable pour donner aux habitants une conscience du cosmique. Peut-être aussi un Quartier de la Mort, non pour y mourir mais pour y vivre en paix, et ici je pense au Mexique et à un principe de cruauté dans l’innocence qui me devient chaque jour plus cher.

Le Quartier Sinistre, par exemple, remplacerait avantageusement ces trous, bouches des enfers, que bien des peuples possédaient jadis dans leur capitale : ils symbolisaient les puissances maléfiques de la vie. Le Quartier Sinistre n’aurait nul besoin de recéler des dangers réels, tels que pièges, oubliettes, ou mines. Il serait d’approche compliquée, affreusement décoré (sifflets stridents, cloches d’alarmes, sirènes périodiques à cadence irrégulière, sculptures monstrueuses, mobiles mécaniques à moteurs, dits Auto-Mobiles) et peu éclairé la nuit, autant que violemment éclairé le jour par un emploi abusif du phénomène de réverbération. Au centre, la « Place du Mobile Épouvantable ». La saturation du marché par un produit provoque la baisse de ce produit : l’enfant et l’adulte apprendraient par l’exploration du quartier sinistre à ne plus craindre les manifestations angoissantes de la vie, mais à s’en amuser.

L’activité principale des habitants sera la DÉRIVE CONTINUE. Le changement de paysage d’heure en heure sera responsable du dépaysement complet. (…)

Plus tard, lors de l’inévitable usure des gestes, cette dérive quittera en partie le domaine du vécu pour celui de la représentation. (…)

L’objection économique ne résiste pas au premier coup d’œil. On sait que plus un lieu est réservé à la liberté de jeu, plus il influe sur le comportement et plus sa force d’attraction est grande. Le prestige immense de Monaco, de Las Vegas, en est la preuve. Et Reno, caricature de l’union libre. Pourtant il ne s’agit que de simples jeux d’argent. Cette première ville expérimentale vivrait largement sur un tourisme toléré et contrôlé. Les prochaines activités et productions d’avant-garde s’y concentreraient d’elles-mêmes. En quelques années elle deviendrait la capitale intellectuelle du monde, et serait partout reconnue comme telle.

(publié dans le numéro 1 de l'Internationale Situationniste, en 1958)

mercredi 9 février 2011

Jean-Pierre Duprey (1929-1959)



LES ÉTATS-RÉUNIS DU MÉTAL AUX CHUTES COMMUNES DU FEU

À l'intérieur de son caveau, l'Ogal a poussé ses mains comme des tiges. Ses ongles, retournés dans un creux de l'espace qui s'étend en creux, écorchent en lui le petit cœur rouillé jusqu'à l'odeur du sang.

La main s'étend par une blessure de la carcasse, la main à cinq langues fourchues, qui se fourchent, se fourchent, se fourchent, se fourchent...

Et c'est alors la vision du grand Brillant des flammes, hérissé de griffes et gestes durs... remontant, à force de tranchants, le cours d'un âge où bat, avec des décharges de lune noire, l'aile sifflante et perçante, l'aile, aux plumes-facettes, de l'oiseau-lame.

Et l'Oiseau-Noir relève la trace d'un grand incendie.
Le Passage-Noir garde les marques d'un oiseau de nuit.

C'est ici, disait une voix, c'est ici que j'apprends à défaire mon corps... J'ai déchiré mon corps, cette mâchoire autour d'un creux. Et mon geste, c'est l'espace cerné, le moule, en griffes radiées, réversible à l'image d'un gant de la nuit cloutée... Et je préfère m'ouvrir les mains.

Mes yeux se sont jetés partout, perçant le voir et le dormir.

Les fantômes, s'ils apparaissent, auront la couleur du vide de la demi-lune noyée sur le plan du métal.

Ce qui est rouge s'épaissira jusqu'à la consistance du noir.

Un soleil de demain, en sa chaleur de cruauté crispée, nous saisira DEMAIN, comme nous en reparlerons.

Adieu... et en meilleur forme... Comme les tombeaux se font vieux, si moi je rajeunis! Le Sombrefer, mon compagnon devenu fille par la grâce de la femelle d'acier et de la foudre de même sexe, le Sombrefer, mon éclaireur, aura des petits de ma mémoire.

(La Fin et la manière, 1959)

dimanche 6 février 2011

Arthur Rimbaud (1854-1891)


Being Beauteous

Devant une neige un Être de Beauté de haute taille. Des sifflements de mort et des cercles de musique sourde font monter, s'élargir et trembler comme un spectre ce corps adoré; des blessures écarlates et noires éclatent dans les chaires superbes. Les couleurs propres de la vie se foncent, dansent, et se dégagent autour de la Vision, sur le chantier. Et les frissons s'élèvent et grondent, et la saveur forcenée de ces effets se chargeant avec les sifflements mortels et les rauques musiques que le monde, loin derrière nous, lance sur notre mère de beauté, - elle recule, elle se dresse. Oh! nos os sont revêtus d'un nouveau corps amoureux.

(Illuminations)

vendredi 4 février 2011

André Breton (1896-1966)



RIDEAU RIDEAU

Les théâtres vagabonds des saisons qui auront joué ma vie
Sous mes sifflets
L'avant-scène avait été aménagée en cachot d'où je pouvais siffler
Les mains aux barreaux je voyais sur fond de verdure noire
L'héroïne nue jusqu'à la ceinture
Qui se suicidait au début du premier acte
La pièce se poursuivait inexplicablement dans le lustre
La scène se couvrant peu à peu de brouillard
Et je criais parfois
Je brisais la cruche qu'on m'avait donné et de laquelle
s'échappaient des papillons
Qui montaient follement vers le lustre
Sous prétexte d'intermède encore de ballet qu'on tenait à me donner de mes pensées
J'essayais alors de m'ouvrir le poignet avec des morceaux de terre brune
Mais c'étaient des pays dans lesquels je m'étais perdu
Impossible de retrouver le fil de ces voyages
J'étais séparé de tout par le pain du soleil
Un personnage circulait dans la salle seul personnage agile
Qui s'était fait un masque de mes traits
Il prenait odieusement parti pour l'ingénue et pour le traître
Le bruit courait que c'était arrangé comme mai juin juillet août
soudain la caverne se faisait plus profonde
Dans les couloirs interminables des bouquets tenus à hauteur de main
Erraient seuls c'est à peine si j'osais entrouvrir ma porte
Trop de liberté m'était accordée à la fois
Liberté de m'enfuir en traîneau de mon lit
Liberté de faire revivre les êtres qui me manquent
Les chaises d'aluminium se resserraient autour d'un kiosque de glaces
Sur lequel se levait un rideau de rosée frangée de sang devenu vert
Liberté de chasser devant moi les apparences réelles
Le sous-sol était merveilleux sur un mur blanc apparaissait en pointillé de feu ma silhouette percée au cœur d'une balle

(dans Le Revolver à cheveux blancs, 1932)

jeudi 3 février 2011

Robert Desnos (1900-1945)


VIE D'ÉBÈNE

Un calme effrayant marquera ce jour
Et l'ombre des réverbères et des avertisseurs d'incendie fatiguera la lumière
Tout se taira les plus silencieux et les plus bavards
Enfin mourront les nourrissons braillards
Les remorqueurs les locomotives le vent
Glisser en silence
On entendra la grande voix qui venant de loin passera sur la ville
On l'attendra longtemps
Puis vers le soleil de milord
Quand la poussière les pierres et l'absence de larmes composent sur les grandes places désertes la robe du soleil
Enfin on entendra venir la voix
Elle grondera longtemps aux portes
Elle passera sur la ville arrachant les drapeaux et brisant les vitres
On l'entendra
Quel silence avant elle mais plus grand encore le silence qu'elle ne trou­blera pas mais qu'elle accusera du délit de mort prochaine qu'elle flétrira qu'elle dénoncera
0 jour de malheurs et de joies
Le jour le jour prochain où la voix passera sur la ville
Une mouette fantomatique m'a dit qu'elle m'aimait autant que je l'aime
Que ce grand silence terrible était mon amour
Que le vent qui portait la voix était la grande révolte du monde
Et que la voix me serait favorable

(Les Ténèbres, 1927)

lundi 31 janvier 2011

Denis Vanier (1949-2000)



L'HORREUR DES FRUITS


Un poète travaille avec ses mains,
déracine les mots de la page,
obstrue la réalité,
extermine la lourdeur de la saleté,
un crime contre l'esprit
dont la beauté piétine
le coulis des femmes
qui engraisse la terre sèche
ce qui s'appelle de la mousse nouée.

Écrire c'est s'avorter pour ressusciter :
un lavement de l'âme

j'aime la vitesse de cette ascèse démesurée.

(dans Le baptême de Judas, 1998)

dimanche 30 janvier 2011

Louis Aragon (1897-1982)


Les étoiles à mille branches


Les superstitions des campagnes se glissent dans les veines du jeune marchand de pensées Voici la Chandeleur aux mains de crêpe et le sel par-dessus l'épaule Mais les mains les plus tendres se refusent au service de l'amour par un sentiment de douleur Yeux fermés à jamais sur le paysage de cristaux et de microbes Nous passons d'un pays d'image à une éternité de chaux vive Joli voyage Le colporteur qui m'a vendu des désirs impossibles à satisfaire ricanait en brandissant une petite boulette de cadmium Tout était orange dans ce temps-là jusqu'aux petites voitures qui emportaient des cœurs et des plaisirs futiles Le baromètre saurait dire si je vais rire alors à quoi bon Mais qu'on me passe cet orgueil de ciment cet orgueil de stuc mes bras n'ont-ils pas étreint des poussières de lumière et des poissons de clarté Aquarium des chansons et des courses monde plus fuyant que le mercure nous laissons s'écouler nos vies comme des larmes trop faciles ou la lave charmante des volcans Fera-t-on de notre histoire des broches pour les jeunesses et les rires de bonne famille Qu'une seule martre me prenne ce front d'éclair pour en faire un tapis ou une pendule je ne veux rien qu'abandonner mon destin à l'eau courante des caprices Ce qui sort des étreintes a la forme d'un cœur empenné Ainsi l'immense espoir que je nourris de maïs dans une petite cage dorée retrouve l'illusion de l'amour et les mirages abominables des fatigues Ciel des caresses et des balances tous les signes cabalistiques des passions sont les étoiles à mille branches que personne n'a jamais su dessiner et qui s'éveillent chaque matin sous les paupières de plomb d'une jolie véranda de feuillage au bord d'un fleuve sentimental et paresseux

jeudi 27 janvier 2011

Louis Geoffroy (1947-1977)


il entre avec des onirismes et des projections pas de deux à moins que toujours ce ne soit au plus fort de la mêlée que sa conscience d'être et d'entité, d'unité dans la profondeur des accords et des sons, lui la note unique à déferler sur toutes les sensibilités attendant l'introduction des pécheresses-amphétamines -- car ses jambes courent aériennes vers des univers lumineux -- diapositives et films s'accrochent désespérément au mouvement irrationnel, la folie visqueuse et furieuse des états de passion, volonté de construction dans la construction de soi au point du redépassement de tous les grotesques se heurtant au mur de la musique


(poème extrait de « Danser seul », dans Le Saint rouge et la pécheresse, 1970)

mercredi 26 janvier 2011

Paul Éluard (1895-1952)


Défense de savoir

I

Ma présence n'est pas ici
Je suis habillé de moi-même
Il n'y a pas de planète qui tienne
La clarté existe sans moi

Née de ma main sur mes yeux
Et me détournant de ma voie
L'ombre m'empêche de marcher
Sur ma couronne d'univers
Dans le grand miroir habitable
Miroir brisé mouvant inverse
Où l'habitude et la surprise
Créent l'ennui à tour de rôle

(Paul Éluard, L'amour la poésie)

lundi 24 janvier 2011

Benjamin Péret (1899-1959)


LA CHAIR HUMAINE

Une femme charmante qui pleurait
habillée de noir et de gris
m'a jeté par la fenêtre du ciel
Ah que la chute était grande ce jour où mourut le cuivre
Longtemps la tête pleine de becs d'oiseaux multicolores
j'errai alentour des suaires
et j'attendai devant les gares
qu'arrive le corbillard qui en fait sept fois le tour
Parfois une femme au regard courbe
m'offrait son sein ferme comme une pomme
Alors j'étais pendant des jours et des jours
sans revoir la nuit et ses poissons
Alors j'allais par les champs bordés de jambes de femme
cueillir la neige et les liquides odorants
dont j'oignais mes oreilles
afin de percevoir le bruit que font les mésanges en
mourant
Parfois aussi une vague de feuilles et de fruits
déferlait sur mon échine
me faisait soupirer
après l'indispensable vinaigre
Et je courais et je courais à la recherche de la pierre folle
que garde une jambe céleste
Un jour pourtant plein d'une brumeuse passion
je longeais un arbre abattu par le parfum d'une femme
rousse
Mes yeux me précédaient dans cet océan tordu
comme le fer par la flamme
et écartaient les sabres emmêlés
J'aurais pu forcer la porte
enroulée autour d'un nuage voluptueux
mais lassé des Parques et autres Pénélopes
je courbai mon front couvert de mousses sanglantes
et cachai mes mains sous le silence d'une allée
Alors vint une femme charmante
habillée de noir et de gris
qui me dit
Pour l'amour des meurtres
tais-toi
Et emporté par le courant
j'ai traversé des contrées sans lumière et sans voix
où je tombais sans le secours de la pesanteur
où la vie était l'illusion de la croissance
jusqu'au jour éclairé par un soleil de nacre
où je m'assis sur un banc de sel
attendant le coup de poignard définitif

(Le Grand jeu, 1928)

dimanche 23 janvier 2011

Antonin Artaud (1896-1948)


L'ENCLUME DES FORCES

Ce flux, cette nausée, ces lanières, c'est dans ceci que commence le Feu. Le feu de langues. Le feu tissé en torsades de langues, dans le miroitement de la terre qui s'ouvre comme un ventre en gésine, aux entrailles de miel et de sucre. De toute sa blessure obscène il bâille ce ventre mou, mais le feu bâille par-dessus en langues tordues et ardentes qui portent à leur pointe des soupiraux comme de la soif. Ce feu tordu comme des nuages dans l'eau limpide, avec à côté la lumière qui trace une règle et des cils. Et la terre de toute parts entr'ouverte et montrant d'arides secrets. Des secrets comme des surfaces. La terre et ses nerfs, et ses préhistoriques solitudes, la terre aux géologies primitives, où se découvrent des pans du monde dans une ombre noire comme le charbon. - La terre est mère sous la glace du feu. Voyez le feu dans les Trois Rayons, avec le couronnement de sa crinière où grouillent des yeux. Myriades de myriapodes d'yeux. Le centre ardent et convulsé de ce feu est comme la pointe écartelée du tonnerre à la cime du firmament. Le centre blanc des convulsions. Un absolu d'éclat dans l'échauffourée de la force. La pointe épouvantable de la force qui se brise dans un tintamarre tout bleu.

Les Trois Rayons font un éventail dont les branches tombent à pic et convergent vers le même centre. Ce centre est un disque laiteux recouvert d'une spirale d'éclipses.

L'ombre de l'éclipse fait un mur sur les zigzags de la haute maçonnerie céleste.
Mais au-dessus du ciel est le Double-Cheval. L'évocation du Cheval trempe dans la lumière de la force, sur un fond de mur élimé et pressé jusqu'à la corde. La corde de son double poitrail. Et en lui le premier des deux est beaucoup plus étrange que l'autre. C'est lui qui ramasse l'éclat dont le deuxième n'est que l'ombre lourde.

Plus bas encore que l'ombre du mur, la tête et le poitrail du cheval font une ombre, comme si toute l'eau du monde élevait l'orifice d'un puits.

L'éventail ouvert domine une pyramide de cimes, un immense concert de sommets. Une idée de désert plane sur ces sommets au-dessus desquels un astre échevelé flotte, horriblement, inexplicablement suspendu. Suspendu comme le bien dans l'homme, ou le mal dans le commerce d'homme à homme, ou la mort dans la vie. Force giratoire des astres.

Mais derrière cette vision d'absolu , ce système de plantes, d'étoiles, de terrains tranchés jusqu'à l'os, derrière cette ardente floculation de germes, cette géométrie de recherches, ce système giratoire de sommets, derrière ce soc planté dans l'esprit et cet esprit qui dégage ses fibres, découvre ses sédiments, derrière cette main d'homme enfin qui imprime son pouce dur et dessine ses tâtonnements, derrière ce mélange de manipulations et de cervelle, et ces puits dans tous les sens de l'âme, et ces cavernes dans la réalité, se dresse la Ville aux murailles bardées, la Ville immensément haute, et qui n'a pas trop de tout le ciel pour lui faire un plafond où des plantes poussent en sens inverse et avec une vitesse d'astres jetés.

Cette ville de cavernes et de murs qui projette sur l'abime absolu des arches pleines et des caves comme des ponts. Que l'on voudrait dans le creux de ces arches, dans l'arcature de ces ponts insérer le creux d'une épaule démesurément grande, d'une épaule où diverge le sang. Et placer son corps en repos et sa tête ou fourmillent les rêves, sur le rebord de ces corniches géantes ou s'étage le firmament.

Car le ciel de Bible est dessus où courent des nuages blancs. Mais les menaces douces de ces nuages. Mais les orages. Et ce Sinaï dont ils laissent percer les flammèches. Mais l'ombre portée de la terre, et l'éclairage assourdi et crayeux. Mais cette ombre en forme de chèvre enfin et ce bouc! Et le Sabbat des Constellations.

Un cri pour ramasser tout cela et une langue pour m'y pendre.

Tous ces reflux commencent à moi. Montrez-moi l'insertion de la terre, la charnière de mon esprit, le commencement affreux de mes ongles. Un bloc, un immense bloc faux me sépare de mon mensonge. Et ce bloc est de la couleur qu'on voudra.

Le monde y bave comme la mer rocheuse, et moi avec les reflux de l'amour.
Chiens, avez-vous fini de rouler vos galets sur mon âme. Moi. Moi. Tournez la page des gravats. Moi aussi j'espère le gravier céleste et la plage qui n'a plus de bords. Il faut que ce feu commence à moi. Ce feu et ces langues, et les cavernes de ma gestation. Que les blocs de glace reviennent s'échouer sous mes dents. J'ai le crâne épais, mais l'âme lisse, un cœur de matière échouée. J'ai absence de météores, absence de soufflets enflammés. Je cherche dans mon gosier des noms, et comme le cil vibratile des choses. L'odeur du néant, un relent d'absurde, le fumier de la mort entière... L'humour léger et raréfié. Moi aussi je n'attends que le vent. Qu'il s'appelle amour ou misère, il ne pourra guère m'échouer que sur une plage d'ossements.


(Dans L'Art et la mort, 1928)

vendredi 21 janvier 2011

Henri Michaux (1899-1984)


LE GRAND COMBAT

Il l'emparouille et l'endosque contre terre ;
Il le rague et le roupète jusqu'à son drâle ;
Il le pratéle et le libucque et lui baroufle les ouillais ;
Il le tocarde et le marmine,
Le manage rape à ri et ripe à ra.
Enfin il l'écorcobalisse.

L'autre hésite, s'espudrine, se défaisse, se torse et se ruine.
C'en sera bientôt fini de lui ;
Il se reprise et s'emmargine... mais en vain
Le cerveau tombe qui a tant roulé.
Abrah ! Abrah ! Abrah !
Le pied a failli !
Le bras a cassé !
Le sang a coulé !
Fouille, fouille, fouille,
Dans la marmite de son ventre est un grand secret.
Mégères alentours qui pleurez dans vos mouchoirs;
On s'étonne, on s'étonne, on s'étonne
Et on vous regarde,
On cherche aussi, nous autres, le Grand Secret.

(Henri Michaux, Qui je fus, 1927)

jeudi 20 janvier 2011

Guillaume Apollinaire (1880-1918)



Le Brasier

À Paul-Napoléon Roinard

J'ai jeté dans le noble feu
Que je transporte et que j'adore
De vives mains et même feu
Ce Passé ces têtes de morts
Flamme je fais ce que tu veux

Le galop soudain des étoiles
N'étant que ce qui deviendra
Se mêle au hennissement mâle
Des centaures dans leurs haras
Et des grand'plaintes végétales

Où sont ces têtes que j'avais
Où est le Dieu de ma jeunesse
L'amour est devenu mauvais
Qu'au brasier les flammes renaissent
Mon âme au soleil se dévêt

Dans la plaine ont poussé des flammes
Nos cœurs pendent aux citronniers
Les têtes coupées qui m'acclament
Et les astres qui ont saigné
Ne sont que des têtes de femmes

Le fleuve épinglé sur la ville
T'y fixe comme un vêtement
Partant à l'amphion docile
Tu subis tous les tons charmants
Qui rendent les pierres agiles


(Guillaume Apollinaire, Alcools, 1913.)

mercredi 19 janvier 2011

Francis Picabia (1879-1953)


BONHEUR NOUVEAU

Nous aimer les uns les autres
est un sentiment lointain,
lointain comme la patrie
vaincue ou victorieuse ;
Je me sens le devoir de devenir
un type contraire --
contraire à tout.
Les hommes sont mal renseignés,
je suis le contraire d'un examen,
le contraire d'une analyse,
le contraire d'une croyance ;
je travaille à fonder celui qui va venir,
rythme et rime,
comme les libres-anarchistes.
Les hommes ont toujours l'idée
fixée d'avance,
intercalée conformément au but,
but identique
chanson populaire de sons familiers.
L'essor est trop lourd,
les courbes et les détours
comme la propriété
profitent aux zones tempérées.
La morale est le contraire du bonheur
depuis que j'existe.




(publié dans la revue Littérature, numéro 11-12, 1923)

mardi 18 janvier 2011

André Delons (1909-1940)


L'incantation du Grand Désastre

Lourde des trois saisons suspendues à sa tête
marchant par le hasard et disant le destin
la voix tremble en voyant quel sera l'espace
trois visages imprévus se rencontrent soudain
et dansent devant elle pour éprouver l'orage

goth veineiénéla veinen goth
goth veineiénéla veinen


Le cadavre en passant perdait ses oubliettes
et rentrait dans le sol bien armé de ses dents
mais la dame soudain lui montrait les cachettes
où des aigles mortels s'effondraient en criant

goth veineiénéla veinen goth
goth veineiénéla veinen

Pour danser sur la braise il faut mourir avant
répondaient les oiseaux les doux oiseaux de poudre
et les yeux qui montaient à la corde des ombres
et les yeux qui blessaient les yeux des fins du monde
abattus sur les eaux laissaient tourner le vent

goth veineiénéla veinen goth
goth veineiénéla veinen


mais l'arbre des unions n'entendait pas merveille
la cloche inespérée se mariait au feu
et l'ordre d'avancer chanté par les corneilles
se lava de vin tiède et fit la part des dieux

goth veineiénéla veinen goth
goth veineiénéla veinen


Alors quatre géants descendus des abîmes
portés par l'Animau qui buvait ses aïeux
assis sur les décombres étreignant les victimes
firent tomber les fruits en chantant leurs adieux

goth
goth
goth veineiénéla veinen goth
....................veineiénéla veinen
.........veinen veineiénéla veinen
.goth veinen veineiénéla veinen

goth





(André Delons a été membre du groupe Le Grand Jeu, de 1928 à 1932. Ce poème est publié en 1930 dans le numéro 3 de la revue Le Grand Jeu.)