dimanche 20 mars 2011

Charles Cros (1842-1888)



Sonnet métaphysique


Dans ces cycles, si grands que l’âme s’en effraie,
L’impulsion première en mouvements voulus
S’exerce. Mais plus loin la Loi ne règne plus:
La nébuleuse est, comme au hasard, déchirée.

Le monde contingent où notre âme se fraie
Péniblement la route au pays des élus,
Comme au-delà du ciel ces tourbillons velus
S’agite discordant dans la valse sacrée.

Et puis en pénétrant dans le cycle suivant,
Monde que n’atteint pas la loupe du savant,
Toute-puissante on voit régner la Loi première.

Et sous le front qu’en vain bat la grêle et le vent,
Les mondes de l’idée échangeant leur lumière
Tournent équilibrés dans un rythme vivant.



(Le Coffret de Santal, 1873)

samedi 19 mars 2011

Pierre Reverdy (1889-1960)




O


Il y a des mains qui passent
Quelque chose passe dans le vent
Trois têtes au moins se balancent
Mes yeux partent à fond de train
J'arriverais à temps
Mais un poing me retient

Un homme est tombé
Quelqu'un est sorti et n'est pas rentré
Au cinquième la lampe est toujours allumée

Dans la nuit
Sous la pluie
18 francs cinquante de taxi

Le numéro tombe à l'eau

Elle passe devant la bouche d'égout
Le trou
Quel dégoût
La pendule qui bat dans la maison est comme un cœur
Il y a des moments où l'on voudrait être meilleur
Ou tuer quelqu'un

Là il y a un piège

Un chat noir file sur la neige

Et des gens!
Des gens que je crains moins que les agents

La lune est fatiguée de regarder la nuit
Elle est partie
Et je vais m'y mettre
La porte ne me sert de rien ni la fenêtre

Je prie pour émouvoir le concierge du paradis
Celui où tu vis

3 heures 1/4
Dans la vie je me serai toujours levé trop tard

Le temps est passé
Je n'ai rien fait

Une ombre glisse entre cour et jardin
Je serai là encore demain matin
Sur le trottoir

Des visages flottent là-bas dans le brouillard


(Quelques poèmes, 1916)

dimanche 13 mars 2011

Émile Nelligan (1879-1941)



Lied fantastique


Casqués de leurs shakos de riz,
Vieux de la vieille au mousquet noir,
Les hauts toits, dans l'hivernal soir,
Montent la consigne à Paris.

Les spectres sur le promenoir
S'ébattent en défilés gris.
Restons en intime pourpris,
Comme cela, sans dire ou voir...

Pose immobile la guitare,
Gretchen, ne distrais le bizarre
Rêveur sous l'ivresse qui plie.

Je voudrais cueillir une à une
Dans tes prunelles clair-de-lune
Les roses de ta Westphalie.


(Dans Le Récital des anges, son unique recueil, inachevé. L'oeuvre de Jean-Paul Riopelle provient d'une série de lithographies réunies en 1979 dans son livre Lied à Émile Nelligan.)