lundi 31 janvier 2011

Denis Vanier (1949-2000)



L'HORREUR DES FRUITS


Un poète travaille avec ses mains,
déracine les mots de la page,
obstrue la réalité,
extermine la lourdeur de la saleté,
un crime contre l'esprit
dont la beauté piétine
le coulis des femmes
qui engraisse la terre sèche
ce qui s'appelle de la mousse nouée.

Écrire c'est s'avorter pour ressusciter :
un lavement de l'âme

j'aime la vitesse de cette ascèse démesurée.

(dans Le baptême de Judas, 1998)

dimanche 30 janvier 2011

Louis Aragon (1897-1982)


Les étoiles à mille branches


Les superstitions des campagnes se glissent dans les veines du jeune marchand de pensées Voici la Chandeleur aux mains de crêpe et le sel par-dessus l'épaule Mais les mains les plus tendres se refusent au service de l'amour par un sentiment de douleur Yeux fermés à jamais sur le paysage de cristaux et de microbes Nous passons d'un pays d'image à une éternité de chaux vive Joli voyage Le colporteur qui m'a vendu des désirs impossibles à satisfaire ricanait en brandissant une petite boulette de cadmium Tout était orange dans ce temps-là jusqu'aux petites voitures qui emportaient des cœurs et des plaisirs futiles Le baromètre saurait dire si je vais rire alors à quoi bon Mais qu'on me passe cet orgueil de ciment cet orgueil de stuc mes bras n'ont-ils pas étreint des poussières de lumière et des poissons de clarté Aquarium des chansons et des courses monde plus fuyant que le mercure nous laissons s'écouler nos vies comme des larmes trop faciles ou la lave charmante des volcans Fera-t-on de notre histoire des broches pour les jeunesses et les rires de bonne famille Qu'une seule martre me prenne ce front d'éclair pour en faire un tapis ou une pendule je ne veux rien qu'abandonner mon destin à l'eau courante des caprices Ce qui sort des étreintes a la forme d'un cœur empenné Ainsi l'immense espoir que je nourris de maïs dans une petite cage dorée retrouve l'illusion de l'amour et les mirages abominables des fatigues Ciel des caresses et des balances tous les signes cabalistiques des passions sont les étoiles à mille branches que personne n'a jamais su dessiner et qui s'éveillent chaque matin sous les paupières de plomb d'une jolie véranda de feuillage au bord d'un fleuve sentimental et paresseux

jeudi 27 janvier 2011

Louis Geoffroy (1947-1977)


il entre avec des onirismes et des projections pas de deux à moins que toujours ce ne soit au plus fort de la mêlée que sa conscience d'être et d'entité, d'unité dans la profondeur des accords et des sons, lui la note unique à déferler sur toutes les sensibilités attendant l'introduction des pécheresses-amphétamines -- car ses jambes courent aériennes vers des univers lumineux -- diapositives et films s'accrochent désespérément au mouvement irrationnel, la folie visqueuse et furieuse des états de passion, volonté de construction dans la construction de soi au point du redépassement de tous les grotesques se heurtant au mur de la musique


(poème extrait de « Danser seul », dans Le Saint rouge et la pécheresse, 1970)

mercredi 26 janvier 2011

Paul Éluard (1895-1952)


Défense de savoir

I

Ma présence n'est pas ici
Je suis habillé de moi-même
Il n'y a pas de planète qui tienne
La clarté existe sans moi

Née de ma main sur mes yeux
Et me détournant de ma voie
L'ombre m'empêche de marcher
Sur ma couronne d'univers
Dans le grand miroir habitable
Miroir brisé mouvant inverse
Où l'habitude et la surprise
Créent l'ennui à tour de rôle

(Paul Éluard, L'amour la poésie)

lundi 24 janvier 2011

Benjamin Péret (1899-1959)


LA CHAIR HUMAINE

Une femme charmante qui pleurait
habillée de noir et de gris
m'a jeté par la fenêtre du ciel
Ah que la chute était grande ce jour où mourut le cuivre
Longtemps la tête pleine de becs d'oiseaux multicolores
j'errai alentour des suaires
et j'attendai devant les gares
qu'arrive le corbillard qui en fait sept fois le tour
Parfois une femme au regard courbe
m'offrait son sein ferme comme une pomme
Alors j'étais pendant des jours et des jours
sans revoir la nuit et ses poissons
Alors j'allais par les champs bordés de jambes de femme
cueillir la neige et les liquides odorants
dont j'oignais mes oreilles
afin de percevoir le bruit que font les mésanges en
mourant
Parfois aussi une vague de feuilles et de fruits
déferlait sur mon échine
me faisait soupirer
après l'indispensable vinaigre
Et je courais et je courais à la recherche de la pierre folle
que garde une jambe céleste
Un jour pourtant plein d'une brumeuse passion
je longeais un arbre abattu par le parfum d'une femme
rousse
Mes yeux me précédaient dans cet océan tordu
comme le fer par la flamme
et écartaient les sabres emmêlés
J'aurais pu forcer la porte
enroulée autour d'un nuage voluptueux
mais lassé des Parques et autres Pénélopes
je courbai mon front couvert de mousses sanglantes
et cachai mes mains sous le silence d'une allée
Alors vint une femme charmante
habillée de noir et de gris
qui me dit
Pour l'amour des meurtres
tais-toi
Et emporté par le courant
j'ai traversé des contrées sans lumière et sans voix
où je tombais sans le secours de la pesanteur
où la vie était l'illusion de la croissance
jusqu'au jour éclairé par un soleil de nacre
où je m'assis sur un banc de sel
attendant le coup de poignard définitif

(Le Grand jeu, 1928)

dimanche 23 janvier 2011

Antonin Artaud (1896-1948)


L'ENCLUME DES FORCES

Ce flux, cette nausée, ces lanières, c'est dans ceci que commence le Feu. Le feu de langues. Le feu tissé en torsades de langues, dans le miroitement de la terre qui s'ouvre comme un ventre en gésine, aux entrailles de miel et de sucre. De toute sa blessure obscène il bâille ce ventre mou, mais le feu bâille par-dessus en langues tordues et ardentes qui portent à leur pointe des soupiraux comme de la soif. Ce feu tordu comme des nuages dans l'eau limpide, avec à côté la lumière qui trace une règle et des cils. Et la terre de toute parts entr'ouverte et montrant d'arides secrets. Des secrets comme des surfaces. La terre et ses nerfs, et ses préhistoriques solitudes, la terre aux géologies primitives, où se découvrent des pans du monde dans une ombre noire comme le charbon. - La terre est mère sous la glace du feu. Voyez le feu dans les Trois Rayons, avec le couronnement de sa crinière où grouillent des yeux. Myriades de myriapodes d'yeux. Le centre ardent et convulsé de ce feu est comme la pointe écartelée du tonnerre à la cime du firmament. Le centre blanc des convulsions. Un absolu d'éclat dans l'échauffourée de la force. La pointe épouvantable de la force qui se brise dans un tintamarre tout bleu.

Les Trois Rayons font un éventail dont les branches tombent à pic et convergent vers le même centre. Ce centre est un disque laiteux recouvert d'une spirale d'éclipses.

L'ombre de l'éclipse fait un mur sur les zigzags de la haute maçonnerie céleste.
Mais au-dessus du ciel est le Double-Cheval. L'évocation du Cheval trempe dans la lumière de la force, sur un fond de mur élimé et pressé jusqu'à la corde. La corde de son double poitrail. Et en lui le premier des deux est beaucoup plus étrange que l'autre. C'est lui qui ramasse l'éclat dont le deuxième n'est que l'ombre lourde.

Plus bas encore que l'ombre du mur, la tête et le poitrail du cheval font une ombre, comme si toute l'eau du monde élevait l'orifice d'un puits.

L'éventail ouvert domine une pyramide de cimes, un immense concert de sommets. Une idée de désert plane sur ces sommets au-dessus desquels un astre échevelé flotte, horriblement, inexplicablement suspendu. Suspendu comme le bien dans l'homme, ou le mal dans le commerce d'homme à homme, ou la mort dans la vie. Force giratoire des astres.

Mais derrière cette vision d'absolu , ce système de plantes, d'étoiles, de terrains tranchés jusqu'à l'os, derrière cette ardente floculation de germes, cette géométrie de recherches, ce système giratoire de sommets, derrière ce soc planté dans l'esprit et cet esprit qui dégage ses fibres, découvre ses sédiments, derrière cette main d'homme enfin qui imprime son pouce dur et dessine ses tâtonnements, derrière ce mélange de manipulations et de cervelle, et ces puits dans tous les sens de l'âme, et ces cavernes dans la réalité, se dresse la Ville aux murailles bardées, la Ville immensément haute, et qui n'a pas trop de tout le ciel pour lui faire un plafond où des plantes poussent en sens inverse et avec une vitesse d'astres jetés.

Cette ville de cavernes et de murs qui projette sur l'abime absolu des arches pleines et des caves comme des ponts. Que l'on voudrait dans le creux de ces arches, dans l'arcature de ces ponts insérer le creux d'une épaule démesurément grande, d'une épaule où diverge le sang. Et placer son corps en repos et sa tête ou fourmillent les rêves, sur le rebord de ces corniches géantes ou s'étage le firmament.

Car le ciel de Bible est dessus où courent des nuages blancs. Mais les menaces douces de ces nuages. Mais les orages. Et ce Sinaï dont ils laissent percer les flammèches. Mais l'ombre portée de la terre, et l'éclairage assourdi et crayeux. Mais cette ombre en forme de chèvre enfin et ce bouc! Et le Sabbat des Constellations.

Un cri pour ramasser tout cela et une langue pour m'y pendre.

Tous ces reflux commencent à moi. Montrez-moi l'insertion de la terre, la charnière de mon esprit, le commencement affreux de mes ongles. Un bloc, un immense bloc faux me sépare de mon mensonge. Et ce bloc est de la couleur qu'on voudra.

Le monde y bave comme la mer rocheuse, et moi avec les reflux de l'amour.
Chiens, avez-vous fini de rouler vos galets sur mon âme. Moi. Moi. Tournez la page des gravats. Moi aussi j'espère le gravier céleste et la plage qui n'a plus de bords. Il faut que ce feu commence à moi. Ce feu et ces langues, et les cavernes de ma gestation. Que les blocs de glace reviennent s'échouer sous mes dents. J'ai le crâne épais, mais l'âme lisse, un cœur de matière échouée. J'ai absence de météores, absence de soufflets enflammés. Je cherche dans mon gosier des noms, et comme le cil vibratile des choses. L'odeur du néant, un relent d'absurde, le fumier de la mort entière... L'humour léger et raréfié. Moi aussi je n'attends que le vent. Qu'il s'appelle amour ou misère, il ne pourra guère m'échouer que sur une plage d'ossements.


(Dans L'Art et la mort, 1928)

vendredi 21 janvier 2011

Henri Michaux (1899-1984)


LE GRAND COMBAT

Il l'emparouille et l'endosque contre terre ;
Il le rague et le roupète jusqu'à son drâle ;
Il le pratéle et le libucque et lui baroufle les ouillais ;
Il le tocarde et le marmine,
Le manage rape à ri et ripe à ra.
Enfin il l'écorcobalisse.

L'autre hésite, s'espudrine, se défaisse, se torse et se ruine.
C'en sera bientôt fini de lui ;
Il se reprise et s'emmargine... mais en vain
Le cerveau tombe qui a tant roulé.
Abrah ! Abrah ! Abrah !
Le pied a failli !
Le bras a cassé !
Le sang a coulé !
Fouille, fouille, fouille,
Dans la marmite de son ventre est un grand secret.
Mégères alentours qui pleurez dans vos mouchoirs;
On s'étonne, on s'étonne, on s'étonne
Et on vous regarde,
On cherche aussi, nous autres, le Grand Secret.

(Henri Michaux, Qui je fus, 1927)

jeudi 20 janvier 2011

Guillaume Apollinaire (1880-1918)



Le Brasier

À Paul-Napoléon Roinard

J'ai jeté dans le noble feu
Que je transporte et que j'adore
De vives mains et même feu
Ce Passé ces têtes de morts
Flamme je fais ce que tu veux

Le galop soudain des étoiles
N'étant que ce qui deviendra
Se mêle au hennissement mâle
Des centaures dans leurs haras
Et des grand'plaintes végétales

Où sont ces têtes que j'avais
Où est le Dieu de ma jeunesse
L'amour est devenu mauvais
Qu'au brasier les flammes renaissent
Mon âme au soleil se dévêt

Dans la plaine ont poussé des flammes
Nos cœurs pendent aux citronniers
Les têtes coupées qui m'acclament
Et les astres qui ont saigné
Ne sont que des têtes de femmes

Le fleuve épinglé sur la ville
T'y fixe comme un vêtement
Partant à l'amphion docile
Tu subis tous les tons charmants
Qui rendent les pierres agiles


(Guillaume Apollinaire, Alcools, 1913.)

mercredi 19 janvier 2011

Francis Picabia (1879-1953)


BONHEUR NOUVEAU

Nous aimer les uns les autres
est un sentiment lointain,
lointain comme la patrie
vaincue ou victorieuse ;
Je me sens le devoir de devenir
un type contraire --
contraire à tout.
Les hommes sont mal renseignés,
je suis le contraire d'un examen,
le contraire d'une analyse,
le contraire d'une croyance ;
je travaille à fonder celui qui va venir,
rythme et rime,
comme les libres-anarchistes.
Les hommes ont toujours l'idée
fixée d'avance,
intercalée conformément au but,
but identique
chanson populaire de sons familiers.
L'essor est trop lourd,
les courbes et les détours
comme la propriété
profitent aux zones tempérées.
La morale est le contraire du bonheur
depuis que j'existe.




(publié dans la revue Littérature, numéro 11-12, 1923)

mardi 18 janvier 2011

André Delons (1909-1940)


L'incantation du Grand Désastre

Lourde des trois saisons suspendues à sa tête
marchant par le hasard et disant le destin
la voix tremble en voyant quel sera l'espace
trois visages imprévus se rencontrent soudain
et dansent devant elle pour éprouver l'orage

goth veineiénéla veinen goth
goth veineiénéla veinen


Le cadavre en passant perdait ses oubliettes
et rentrait dans le sol bien armé de ses dents
mais la dame soudain lui montrait les cachettes
où des aigles mortels s'effondraient en criant

goth veineiénéla veinen goth
goth veineiénéla veinen

Pour danser sur la braise il faut mourir avant
répondaient les oiseaux les doux oiseaux de poudre
et les yeux qui montaient à la corde des ombres
et les yeux qui blessaient les yeux des fins du monde
abattus sur les eaux laissaient tourner le vent

goth veineiénéla veinen goth
goth veineiénéla veinen


mais l'arbre des unions n'entendait pas merveille
la cloche inespérée se mariait au feu
et l'ordre d'avancer chanté par les corneilles
se lava de vin tiède et fit la part des dieux

goth veineiénéla veinen goth
goth veineiénéla veinen


Alors quatre géants descendus des abîmes
portés par l'Animau qui buvait ses aïeux
assis sur les décombres étreignant les victimes
firent tomber les fruits en chantant leurs adieux

goth
goth
goth veineiénéla veinen goth
....................veineiénéla veinen
.........veinen veineiénéla veinen
.goth veinen veineiénéla veinen

goth





(André Delons a été membre du groupe Le Grand Jeu, de 1928 à 1932. Ce poème est publié en 1930 dans le numéro 3 de la revue Le Grand Jeu.)